Des agriculteurs et des consommateurs citoyens pour des agricultures et des alimentations durables, performantes et inclusives

Le documentaire « Nous Paysans » de F Béziat & A Poirier diffusé le 8 mars 2023 sur France 3 retrace, par les voix de ceux et celles qui l’ont fait, les changements intervenus en agriculture depuis un siècle, et pointe aussi les limites du modèle actuel et les changements en cours ou à venir.
Mais qui connait encore, pour l’avoir pratiqué, ce monde agricole passé, disparu, …. Et idéalisé parfois. Comme le montre le documentaire, la vie à la ferme n’était pas un long fleuve tranquille. Dans les années cinquante-soixante, plusieurs générations vivaient sous le même toit et tout le monde, enfants compris, participaient toute l’année (ou les fins de semaine et durant les vacances scolaires pour les adolescents) aux travaux de la ferme qui étaient essentiellement manuels ; où le travail de l’épouse de l’agriculteur et de leurs enfants était souvent invisibilisé.
L'hexagone ne compte aujourd'hui qu'environ 380.000 agriculteurs exploitants (représentant 1,5% de l’emploi total) … contre 1,6 million il y a 40 ans. Bien que tout le monde mentionne des parents, des grands-parents ou des arrière grands parents paysans, les liens entre les Français et le monde agricole se sont distendus. Par ailleurs, la part de l’alimentation dans le budget des ménages a été divisée par deux : passant de 25 % dans les années 1960 à 13 % au milieu des années 2000.
En parallèle, depuis les années 1970, le niveau de la consommation moyenne par habitant a doublé, de 9 000 à 18 000 euros l’an, une fois l’inflation déduite. En moyenne, un Français de 2022 dépense deux fois plus que celui de 1968 (1). Cette baisse de la part de l’alimentation dans le budget des ménages est stoppée depuis le milieu des années 2000, ce qui peut signifier une attention plus grande portée par les consommateurs à la qualité de l’alimentation. Au cours des soixante dernières années, la structure des dépenses des ménages s’est toutefois profondément transformée, avec une part toujours plus importante consacrée au logement : un quart du budget des ménages (1).
Concernant l’alimentation, depuis début 2023, une descente en gamme des produits est observée, en lien avec l’inflation. Par ailleurs, depuis plus de 2 ans, il est observé une baisse de la consommation des produits issus de l’agriculture biologique : le bio a perdu 16% de consommateurs en 2021 et ce chiffre sera plus important pour 2022, selon l'Agence Bio. La valeur ajoutée de ces produits est de moins en moins perçue par les consommateurs qui remettent en question la légitimité du surcoût de ces produits (2).
Le constat que certaines pratiques agricoles et certains choix dans nos régimes alimentaires ont des conséquences néfastes pour l’environnement et la santé ne fait plus débat. L’agriculture représente environ 70% de l’utilisation mondiale d’eau douce et la dégradation des sols, à laquelle contribuent certaines pratiques agricoles, a réduit de 23% la productivité de l’ensemble de la surface terrestre mondiale. Au niveau international, le secteur de l’agriculture, de la forêt et des autres usages des terres a été à l’origine d’environ 23 % du total net des émissions de gaz à effet de serre (3), ce qui en fait un contributeur important au changement climatique.

L’enjeu aujourd’hui : accélérer les transitions de l’agriculture et de l’alimentation
Face aux discours catastrophistes de certains sur notre modèle de système alimentaire insoutenable, d’autres pensent et agissent pour inventer de nouveaux modèles qui comprennent la production, la transformation, le transport, la distribution et la consommation : le temps est à l’action. Cet article vise à recenser des actions (sans être exhaustif), à l’échelle nationale, comme à l’échelle locale, qui sont à même d’amorcer le virage nécessaire pour adopter des approches systémiques et résilientes et mettre en place des agricultures et des alimentations durables, performantes et inclusives.

La France a commencé à s’engager dans une transition agroécologique (plan Ecophyto lancé en 2009 ; les PAT (projets alimentaires territoriaux) lancés en 2014), en faisant évoluer les systèmes agricoles de culture et d’élevage. Avec un écosystème dynamique et innovant d’entreprises tournées vers les segments importants (biocontrôle, biostimulants, robotique, technologies numériques, ressources génétiques), elle dispose d’atouts pour réussir sa transition agroécologique.
Par ailleurs, des travaux ont mis en évidence de liens forts entre la qualité de l’alimentation et des pathologies humaines (diabète, obésité, allergies, maladies cardio-vasculaires). La transition agroécologique engagée par les systèmes de production agricole, l’évolution des habitudes alimentaires et des attentes des consommateurs militent pour une évolution forte des systèmes alimentaires : cela offre un immense champ de développement aux citoyens et aux entreprises des secteurs agricole et alimentaire.
Ce développement doit contribuer à la conception et la promotion de systèmes alimentaires durables qui prennent en compte les impacts environnementaux et sanitaires associés aux conditions de production, de transformation et de commercialisation des aliments.
L’enjeu est à la fois de faire évoluer les comportements alimentaires de la population et de permettre l’accès de tous à une alimentation de qualité, notamment pour les jeunes. Il reste également particulièrement important de favoriser des choix alimentaires favorables à la santé et d’inciter les acteurs économiques à améliorer leur offre alimentaire, tout en mettant à disposition de tous une information claire, fiable et transparente s’appuyant notamment sur les outils numériques.
Pour cela, le Programme national de l’alimentation et de la nutrition (PNAN), qui coordonne le Programme national nutrition santé (PNNS) et le Programme national pour l’alimentation (PNA) prévoit d’augmenter les apports en fibres et légumineuses, de réduire les quantités de sel, de sucres et de gras dans les aliments de consommation courante à travers un engagement des acteurs économiques, ainsi que de réduire la consommation d’aliments ultra-transformés.

Ils/Elles sont acteurs des transitions de l’agriculture et de l’alimentation
- Vers des pratiques agro-écologiques
Pour protéger les cultures tout en réduisant l’usage des produits phytopharmaceutiques conventionnels, différents leviers sont mobilisables dans le cadre de la protection agroécologique des plantes, qu’il s’agisse des pratiques agricoles, de la génétique avec le développement des variétés résistantes, du numérique, des agroéquipements (désherbage mécanique autonome, …) dont la robotique, des solutions de biocontrôle et des biostimulants incluant une diversité d’agents et produits venant interagir avec les bioagresseurs et/ou les plantes selon des mécanismes naturels. A titre d’exemple, la start-up Agriodor commercialise un produit de biocontrôle pour lutter contre la bruche de la féverole et développe actuellement un répulsif contre le puceron de la betterave.
Le marché du biocontrôle s’établit en 2020 à 236 M€ en France, soit 20 % du marché européen évalué à 1 200 M€. En 2020, cette activité représente en France plus de 12% de parts de marché de la protection des plantes, 37 % des ventes d’insecticides, 26 % des ventes d’anti-limaces, 13 % des ventes de fongicides et 3 % des ventes d’herbicides (source : IBMA France, association regroupant les entreprises de biocontrôle).
Le programme France 2030 finance des projets à hauteur de 42 millions d’€ dans le cadre du Grand Défi « Solutions de biocontrôle et biostimulants pour l’agroécologie. »

- Le numérique et la robotique pour une moindre pénibilité du travail
Il s’agit de positionner les futurs équipements agricole robotisés, numérisés, et autonomes, comme l’un des vecteurs de la transition écologique. Le développement du numérique et de la robotique agricole permettra de répondre à des enjeux de sécurité et pénibilité dans les travaux agricoles, et de conduire des tâches plus complexes et plus précises dans des environnements variés, ce qui ouvre de nouvelles perspectives pour transformer les systèmes agricoles en améliorant leurs performances économiques et environnementales, ainsi que la qualité de vie au travail.
Dans le domaine de l’AgriTech en France (4), les innovations dans les domaines du numériques et de la robotique destinées au monde de l’agriculture s’accélèrent et nous voyons émerger un très grand nombre de start-up et d’entreprises qui ont mis au point diverses solutions innovantes irriguant ainsi l’ensemble de la chaîne de valeur agricole, alimentaire et agro-environnementale, de la production à la commercialisation, en passant par la transformation. L’association « La Ferme Digitale » créée en 2016 avec pour objectif de promouvoir l’innovation et le numérique pour une agriculture performante, durable et citoyenne comprend actuellement 113 adhérents (4).
L'acceptabilité des technologiques numériques et robotiques est une condition sine qua non pour que la robotique soit pleinement un levier plébiscité de la transition agroécologique et de la réduction de la pénibilité des travaux agricoles ; la majorité des projets prenant en compte cette dimension. L’enjeu est que La robotique agricole et le numérique, grâce à leurs dimensions technologique, soient l'une des voies permettant de redonner de l’attractivité au secteur notamment vis-à-vis des jeunes générations.

- La question du renouvellement des générations et l’accès au foncier
Tout le monde fait ce constat : les métiers agricoles n’attirent plus. La pénibilité du travail, les horaires très importants, le revenu souvent modeste, et aussi « l’agribashing » doivent y être pour quelque chose.
Les articles sont nombreux à ce sujet. Citons : i) « Un an et demi après le début de leurs recherches, c'est un couple qui va s'installer en production de cidre, avec magasin à la ferme. « Le souci aujourd'hui, c'est d'arriver à valoriser ce métier, à le rendre attractif », résume celui qui partira à la retraite dans cinq ou sept ans » (5) ; ou ii) « « Ces jeunes aspirent à une vie personnelle, sociale. Ils ne veulent pas être corvéables à merci », constate Anne-Sophie Trubert Paing, directrice du centre de formation technique par alternance de Montfort-sur-Meu (35) » (5).

Le sujet de l’utilisation du foncier agricole et l’accession à celui-ci est un sujet prégnant comme l’ont montré les séminaires “sols et ressources foncières – pour un usage durable“ organisés par l’IHEST (6). Des études ont mis en évidence que les pertes de terres agricoles étaient imputables à 60% à l’artificialisation des terres et 40% à la déprise agricole (enfrichement, souvent en limite d’habitations).
Aujourd’hui, les Collectivités lorsqu’elles souhaitent mettre en place une politique dynamique dans ce domaine peuvent avancer dans la reprise de terres pour les louer à des maraichers, des petits producteurs : cela permet d’approvisionner en produits locaux les habitants.
Dans ce cadre, Saint Nazaire Agglomération, associée à la Chambre d’agriculture de Loire Atlantique, a créé une SCIC qui acquiert des fermes qui sont louées à des exploitants. Par ailleurs, des actions se mettent en place pour permettre à de nouveaux acteurs d’accéder au foncier. Citons Terre de liens (7), créé en 2003, qui comprend un réseau associatif, une Fondation et une Foncière, qui est une entreprise d’investissement solidaire dont le capital sert à acheter des fermes pour y installer des fermiers. Cela représente 400 agriculteurs accompagnés, 7000 hectares achetés et 120 millions d’euros investis.
Un autre exemple, la Maison d’Éducation à l’Alimentation Durable (8) de la commune de Mouans Sartoux qui porte et anime le Projet Alimentaire Territorial de la commune. Depuis 2012, les cantines de la ville servent des repas 100% bio. Les approvisionnements sont majoritairement locaux et 85% des légumes proviennent de la régie agricole de Haute-Combe, un domaine de six hectares acheté par la commune où trois agriculteurs recrutés sous statut municipal conduisent les cultures.
Pour retrouver une véritable résilience alimentaire dans nos territoires, les études pointent l'intérêt d'inciter des maraîchers à venir s'installer autour des villages et les habitants de créer des potagers.

- Faire évoluer les régimes alimentaires. Mais comment ?
Pour une alimentation à la fois durable et favorable à la santé, notre régime alimentaire devra diversifier les sources de protéines ; avec moins de protéines d’origine des animaux de rente et plus de protéines végétales. Il est donc nécessaire de diversifier la production de sources de protéines pour l’alimentation (légumineuses, champignon, insectes, …). Le programme France 2030 finance des projets à hauteur de 80 millions d’€ dans le cadre de « Développer les protéines végétales et diversifier les sources de protéine » (9).
Les légumineuses, plantes particulièrement riches en protéines et ayant la propriété de fixer l’azote atmosphérique dans le sol, sont intéressantes pour diversifier l’origine des protéines pour l’alimentation humaine et la massification des pratiques agro-écologiques. Or la France (comme l’ensemble de l’Union européenne) importe environ 50% de sa consommation de protéagineux pour l’alimentation humaine et 40% des matières premières riches en protéines utilisées en alimentation animale.
Un premier appel à projets « Protéines de légumineuses » lancé par l’ANR a labellisé 3 projets en 2022 (9) :
         - Favoriser la consommation de légumes secs (JACK, Coordination : École       Supérieure des Agricultures - Angers),
        - Développer des sources de protéines de soja local et durable (SOYSTANABLE, Coordination : Université Toulouse Paul Sabatier III) ;
       - Accroitre la consommation des protéines de légumineuses (LETSPROSEED, Coordination : INRAE).
Le renouveau de la production et de la consommation de légumineuses passera obligatoirement par la levée de plusieurs verrous qui ont été identifiés. Pour le volet production, il est possible de citer la résistance aux stress biotiques et abiotiques, et la résistance aux agresseurs. Concernant le consommateur, les freins sont liés aux temps de préparation longs et à la perte des savoir-faire pour cuisiner ces légumes secs.
Par exemple, le projet JACK (10) se concentre sur le continuum du champ à l'assiette, d'une manière originale : l’un des objectifs est de montrer comment changer le comportement des consommateurs par la valorisation des chefs gastronomiques français, tout en explorant les fonctionnalités des légumes secs et en contrôlant l'impact environnemental en transformant peu la graine. Le projet comprend la création de recettes innovantes par des chefs. L'intérêt d'une approche gastronomique pour modifier le comportement alimentaire est d'actionner plusieurs leviers reconnus comme efficaces dans la littérature et notamment l’appréciation, les croyances, les compétences, l'imitation. Les chefs gastronomiques français ont l'habitude de magnifier les produits bruts, mais rarement les légumes secs. Rendez-vous dans 4 ans pour le rendu de ce projet !

Au milieu des années 2000, le territoire reprend ses droits comme espace de réflexion sur l’alimentation et les liens qui unissent les humains. Certaines collectivités s’emploient à reterritorialiser leur alimentation, par l’ouverture de points de vente, l’approvisionnement local de leurs cantines ou des actions sur le foncier. Le 4 juillet 2014, l’Association des Régions de France adopte sa déclaration de Rennes « pour des systèmes alimentaires territorialisés », suivie du texte de loi le 13 octobre.
L’échelle des communes, intercommunalités, départements ou régions, de par sa proximité géographique, sociale et humaine avec les citoyens, est pertinente pour relever les principaux défis de la transition écologique et promouvoir une approche systémique et résiliente : il permet d’appréhender ensemble les enjeux climatiques, sociaux, économiques, environnementaux, éducatifs, culturels ou encore sanitaires.
A date, le ministère en charge de l’agriculture n’a toutefois labellisé que 400 PAT, alors que le plan a été lancé en 2014 (11). D’autres programmes ont été lancé par l’Etat pour financer des projets alimentaires sur les territoires. Parmi ceux-ci, citons les Territoires d’Innovation de Grande Ambition financés dans le cadre du 3è Programme Investissements d’Avenir dont se sont saisies plusieurs Collectivités. Le projet Prodij (12) porté par Dijon Métropole dont l’objectif est d’impulser une nouvelle dynamique territoriale alimentaire, durable, accessible, profitant davantage à la fois au producteur et au consommateur.
Un autre exemple est le projet Terres de Sources, initié par la Collectivité Eau du bassin rennais, qui rassemble les citoyens et acteurs de la production alimentaire autour d’un objectif commun de préservation de l’environnement, de reconquête de la qualité de l’eau et de la transition des modèles agricoles (13). Terres de sources a, par exemple, mis en place plusieurs petites chaines d’opérateurs qui concourent d’amont en aval à la production de produits labellisés Terres de Sources. De plus, Rennes Métropole a lancé un marché public relié au Plan Alimentation Durable de la métropole qui attribue 30% de la note à la qualité des produits, 20% au prix et 50% au service qu’ils apportent à la qualité de la ressource en eau (14). Enfin, dans les restaurants scolaires de la métropole, les cuisiniers sont sensibilisés à l’histoire des repas préparés du début (production) à la fin (gestion des déchets), les équipes pédagogiques sont impliquées pour faire savoir et essaimer les bonnes expériences, et des actions sont menés auprès des enfants et de leurs familles pour les sensibiliser à l’agriculture et l’alimentation durables.

Eric Dufour


Références bibliographiques :
(1) https://www.reussir.fr/lalimentation-marque-le-pas-dans-le-budget-des-menages
(2) https://www.cfiaexpo.com/fr/liste-evenements/2-matinee-ingredientspai-local-versus-certifications-environnementales-quels
(3) Rapport spécial du GIEC sur le changement climatique, la désertification, la dégradation des sols, la gestion durable des terres, la sécurité alimentaire et les flux de gaz à effet de serre dans les écosystèmes terrestres, 2018.
(4) https://www.lafermedigitale.fr/actualites/frenchagritech/
(5) https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/a-quoi-reve-la-nouvelle-generation-dagriculteurs-1910901
(6) https://www.ihest.fr/nos-programmes/seminaires-et-interventions/seminaire-sols-et-ressources-foncieres/
(7) https://terredeliens.org/
(8) https://mead-mouans-sartoux.fr/pour-un-projet-alimentaire-de-territoire-a-mouans-sartoux/
(9) https://agriculture.gouv.fr/france-2030-premiers-laureats-et-2-nouveaux-appels-projets-pour-accelerer-les-transitions-agricoles
(10) Présentation du projet JACK par Isabelle Maitre (ISA Angers) : https://www.rcf.fr/actualite/3-questions-a-anjou?episode=343342
(11) https://agriculture.gouv.fr/pres-de-400-projets-alimentaires-territoriaux-pat-reconnus-par-le-ministere-au-1er-janvier-2023
(12) https://www.metropole-dijon.fr/Grands-projets/Transition-alimentaire-ProDij
(13) https://terresdesources.fr/
(14) https://agirpourlalimentationlocale.fr/fiches-experiences/lapprovisionnement-des-cantines-de-la-ville-de-rennes-en-appui-aux-changements-de-pratiques-des-producteurs-des-aires-dalimentation-de-captages-de-leau-du-bassin-rennais/